D’abord, il y a le son, reconnaissable entre mille. Cette sorte de staccato à nul autre pareil, entre le Solex et l’automobile, avec ses dératés, l’impression permanente que le moteur va caler, agoniser d’un moment à l’autre, alors que la mécanique tourne ainsi depuis cinquante ans et le fera longtemps encore. Et puis, il y a ces deux yeux exorbités qui vous regardent de chaque côté de la calandre ovale, ce capot bombé, bedonnant comme un gros ventre, ces vitres qui se relèvent comme des oreilles de cocker dans les dessins animés, ce côté tout rond, au point de se demander si ce sont les roues seules ou toute la carrosserie qui tournent pour avancer.
Est-ce pour ses airs de clown que, sur la route, la 2CV fait toujours se retourner les enfants, de 7 à 77 ans ? Christian Komaniecki est sûr d’une chose : "La 2CV a une âme." Et, si vous avez un peu de temps, il est prêt à la démonter de A à Z pour vous montrer ce qu’elle cache de singulier, de spirituel presque, dans ses tréfonds.
Christian Komaniecki est sûr d’une chose : "La 2CV a une âme. Ce matin-là, dans l’atelier du 2CV club de Sucy, le président de l’association s’attelle justement à ausculter un moteur posé sur son établi. Soixante kilos de ferraille et d’humanité que cette force de la nature (108 kilos), salopette maculée, chaussures difformes et mains noircies par le cambouis, dévisse, revisse, goupillonne, écouvillonne. Avec sa grosse paluche, il torture vigoureusement un boulon ou manie avec délicatesse un joint minuscule, comme s’il réparait une poupée.
L’atelier est une extraordinaire caverne, remplie jusqu’au plafond de pièces détachées, de moteurs, de calandres, de banquettes. La petite cour arrière est encombrée de carrosseries en plus ou moins bon état, près d’une soixantaine. Dans le garage mitoyen, sont entreposés les bijoux du club, recouverts de housses, des modèles rutilants comme s'ils sortaient d’un salon de l’auto.
Dehors, Joël Sicard, Philippe Debourdeau et Yves Moreau, trois des quelque cinquante membres du club, s’affairent autour d’un moteur. Ça discute ferme autour du carburateur, ça ronfle, ça s’engueule même un peu, entre celui qui sait et celui qui sait encore mieux. Et puis ça finit par se détendre en même temps que le moteur se met à chanter juste.
Tout le monde est un petit peu sous pression, en ce moment. Ce dimanche, le club migre à Salbris (Loir-et-Cher), où se déroule du 26 au 31 juillet le Mondial de la 2CV, rendez-vous bisannuel des passionnés. Cinq mille voitures sont attendues, 2CV ou succédanés (Dyane, Ami 6, Méhari, car on n’est pas sectaire tant que cela reste avec des chevrons Citroën). Les Sucysiens géreront sur place un garage de réparation. Alors, pas question d’oublier la bonne clé, le bon boulon de rechange.
Ça discute ferme autour du carburateur. Comment expliquer un tel engouement, une telle fidélité à la "deux pattes", la "deuche", la "deudeuche" ? Présentée au salon de l’auto 1948 où elle fut moquée, déjà, sortie des premières chaînes en 1949, elle a été vendue à près de six millions d’exemplaires (je lance ce chiffre au risque de me faire épingler par les spécialistes car il y a débat).
La production s’est arrêtée en France en 1988, avant l’arrêt définitif au Portugal, deux ans plus tard. Vingt trois déjà qu'elle a fait sa sortie de route.
Alors pourquoi cette voiture continue-t-elle de transcender les générations au point qu’aujourd’hui le plus jeune membre du club de Sucy a 20 ans et la doyenne 90 ans ? "On aime la 2CV pour tous ses défauts, tente Christian Komaniecki.
Elle va à l’encontre de l’air du temps par sa lenteur, son côté spartiate aussi : il n’y a pas d’écran vidéo à l’arrière pour les enfants. Sa solidité est aussi un pied de nez à la société de consommation, alors qu’on offre aujourd’hui des primes à la casse pour des voitures qui ont à peine vécu." Mais, surtout, n’allez pas dire au président que c’est un tape-cul ! "C’est très confortable, contrairement à ce que vous pensez. "
L’atelier est une extraordinaire caverne, mais les membres du club assurent être capable d'y retrouver le moindre boulon. Au-delà, la 2CV et ses formes hors du temps drainent indéniablement la nostalgie. C’était la voiture de l’après-guerre puis des Trente Glorieuses. C'était l'époque où on avait le temps d'aller quelque part.
C’était les départs en vacances, la capote ouverte, roulée comme un couvercle de boîte de sardines. C’était les sièges à élastique où on s’enfonçait jusqu’à ne plus voir la route.
C’était le temps où les familles étaient Citroën, Renault, Simca ou Renault, de père en fils, avant la mondialisation, les délocalisations.
"C’était la voiture du peuple française", résume Joël Sicard, 64 ans, ancien plombier. Cet homme, tout comme Christian Komaniecki, 62 ans, ancien ingénieur, Philippe Debourdeau, 65 ans, ancien kinésithérapeute, ou Yves Moreau, 61 ans, ancien chef d’entreprise, ont tous des souvenirs d’enfance ou de jeunesse liés à la 2CV. C’était la première voiture de leurs parents ou leur première voiture, celle qu'on pouvait s'offrir.
"C’était la voiture des bonnes années", résume Christian Komaniecki. Ce fils d’immigrés polonais dont les parents avaient trimé sans avoir les moyens de posséder une automobile se souvient de sa première 2CV, une épave achetée 100 francs à un habitant de Sucy où la famille vivait déjà. Il se rappelle sa fierté en allant au bout de la rue chercher le pain au volant de son tas de tôle. Mieux que la madeleine de Proust, un tel souvenir.
Aujourd’hui, Christian Komaniecki possède une quinzaine de 2CV roulantes et une soixantaine d’épaves. Notamment un exemplaire qui fait sa fierté en même temps que l’envie des autres collectionneurs : une version de 1949, "datant du premier mois de production", la 148e sortie des chaînes, récupérée dans une ferme où elle servait de poulailler.
L'association se fait forte de participer à de nombreux raids et cross en 2cv. Ce n'est sans doute qu'un hasard mais le club de Sucy a été créé en 1973, au moment du premier choc pétrolier, de la première crise économique. Comme s'il fallait créer un conservatoire à ce symbole des jours heureux.
Ce temps-là est aujourd’hui idéalisé, bien sûr. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les catalogues de référence. Prix d’achat en 1949 : 185000 francs. Prix d’achat en 1959 : 410.000 francs. Dire si l’inflation, la vie chère, est aussi vieille que la monnaie et la nostalgie plus increvable encore qu'une 2CV…
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